Alexandre Adler, prompt à susciter la polémique, est aussi talentueux pour synthétiser les enjeux d'un domaine; on a ici un avis pertinent sur l'avenir énergétique francais.
"LE FIGARO - La chronique d’Alexandre Adler du 13 octobre 2007.
Nous vivons une redistribution sans précédent des cartes dans le domaine énergétique. Alors que la conscience de la nocivité et du caractère limité des hydrocarbures devient un sens commun à l’échelle de la planète, de nouvelles sources d’énergie sont certainement en train de créer les nouveaux pôles de richesse du XXIe siècle.
C’est ainsi que, compte tenu des besoins céréaliers de la planète, qui limitent sévèrement la fabrication d’éthanol à partir des céréales, on peut d’ores et déjà déterminer le rôle stratégique de la production d’éthanol à partir de la canne à sucre, par ailleurs bien plus efficace et bien moins polluante. Le Brésil et peut-être même quelques îles Caraïbes - pourquoi pas Cuba ? - ont donc devant eux l’avenir radieux que la découverte de la betterave à sucre leur avait fait perdre.
Dans cette redistribution des cartes, la France est aujourd’hui le Brésil du monde développé : grâce à son programme électronucléaire. L’énergie nucléaire civile a en effet pâti à l’échelle mondiale de la mauvaise image bien compréhensible de sa parente militaire. Pour cette seule raison, l’Allemagne est demeurée longtemps très hostile. Les États-Unis, en proie au syndrome postvietnamien, ont fini, à la fin des années 1970, par emboîter le pas à ce courant antinucléaire. De sorte que la France s’est retrouvée absolument seule à miser tout son développement énergétique sur ses centrales nucléaires, constamment améliorées par la recherche fondamentale du CEA, et le savoir grandissant d’EDF, qui assure la construction des centrales et leur gestion.
Ce nucléaire est aujourd’hui notre pétrole, et la richesse épargnée ou directement générée par cette industrie vaut largement la rente dont Norvège et Angleterre ont longtemps bénéficié avec le pétrole de la mer du Nord. Pourquoi ce miracle français ? Parce que l’énergie nucléaire militaire mise en place par le général de Gaulle fut associée d’emblée à un retour à une indépendance stratégique foncièrement pacifiste ; parce que le souvenir amer de la guerre d’Algérie rendait décideurs et opinions craintifs à une dépendance accrue vis-à-vis du monde arabe ; parce qu’enfin, au coeur d’EDF, étaient tapis, et bien tapis, un Parti communiste et une CGT qui, associés aux oeuvres sociales de l’entreprise et discrètement admiratifs de la science soviétique à l’époque très pronucléraire, verrouillaient l’opinion de gauche.
Cette conjonction presque miraculeuse nous a donné le pétrole français, c’est-à-dire un savoir-faire aujourd’hui techniquement indépassé en matière nucléaire qui, dans l’état actuel du marché mondial de l’énergie, est sollicité de toutes parts. Au coeur du système, établi par la sagacité de Laurent Fabius lorsqu’il eut à traiter du dossier à Bercy, le diamant de l’industrie française Areva, dont la présidente fondatrice, Anne Lauvergeon, vient d’être consacrée meilleur manager féminin de l’année.
Mais c’est là aussi que se situe pour la politique étrangère de la France le danger le plus grand, dans sa relation fondamentale, aujourd’hui très claudicante, avec son principal allié, l’Allemagne. L’avance scientifique et le savoir-faire technologique de cette société, qui résulte de la fusion du CEA et de la société de gestion du combustible nucléaire, la Cogema, rendent indispensable son intervention - en Allemagne, Angleterre, Italie, par exemple, mais aussi en Finlande, Suède et peut-être Turquie - partout, en somme, où la relance de l’énergie nucléaire est envisagée.
Ici s’ouvre le casse-tête Siemens. La grande société d’ingénierie allemande est entrée dans le capital d’Areva pour demeurer associée à sa technologie dans l’attente d’une reprise du programme nucléaire en Allemagne. La proposition actuelle du groupe Bouygues, associé à Alstom de Patrick Kron, aurait beaucoup de sens sur le plan industriel si elle n’aboutissait pas, sous la forme actuellement envisagée, à l’expulsion pure et simple de Siemens du nouveau groupe. Elle fait d’ailleurs également planer des incertitudes sur la recherche en amont du CEA, jusqu’à évoquer l’hypothèse d’un retour à la case départ avec absorption économique de la Cogema, et rejet de la recherche fondamentale non rentable du CEA du côté de l’État.
La décision repose entre les mains du président Sarkozy. À certains égards, elle est aussi décisive pour l’avenir de la France et de l’Europe que ne l’a été, pour François Mitterrand, en son temps, le choix de soutenir Helmut Kohl et Ronald Reagan dans la querelle des euromissiles face à l’Union soviétique. Rappelons que contre tous les procommunistes de l’époque, les Roland Dumas et autres Pierre Joxe, Mitterrand avait choisi l’union franco-allemande. Ici, même si les ambitions du groupe Bouygues sont tout à fait légitimes, le maintien envers et contre tout d’une option allemande, qui devrait d’ailleurs être élargie à d’autres partenaires européens, serait seul de nature à préserver notre alliance fondamentale avec Berlin. Tout le reste n’est que stratégie d’entreprise, et le général de Gaulle nous l’a pourtant appris : la politique de la France ne se fait pas à la corbeille."
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